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12/08/2008

La côte d'Azur

Ce conte pour enfant a remporté le concours organisé par l'auteur jeunesse Laurence Gillot et figure dans L'Est Magazine numéro 427 du dimanche 24 juin 2007, un supplément de L'est Républicain.

Prochainement sur cette page avec les belles illustrations qui l'accompagnaient...

Le secret du vent

Encore un conte sélectionné à Fontenoy-la-Joute. Cette fois-là c'était les nouveaux Charles Perrault.

 

Le secret du vent 

(conte pour petits et grands)

 

            Il chuta si soudainement que ses cheveux se dressèrent sur sa tête — sous le seul effet de l’accélération verticale, bien entendu, car il était hors de question qu’il pût avoir jamais peur. Par chance, il tomba dans un arbre où son vieux coucou fracassa quelques branches avant de se disloquer jusqu’au dernier boulon. Jim — tel était le surnom de cet aventurier — se retrouva quelques instants étourdi, accroché par la ceinture à une branche, où il fut loisible de le détailler. Il était chaussé de bottes en cuir d’où émergeait, en bouffant un peu, un pantalon de toile beige, serré à la taille par la ceinture dont nous avons déjà parlé, ceinture de cuir épais qui avait laissé échapper les pans froissés d’une chemise crème  ; enfin, il portait de grosses lunettes d’aviateur qu’il ne quittait jamais parce qu’elles lui donnaient un genre.

            Quand il reprit ses esprits, la première chose qu’il vit fut l’hélice de son avion qui tournait encore, fichée au bout d’une branche, juste devant son nez. Il commençait à s’en désoler quand une chose très curieuse vint captiver toute son attention : les feuilles de l’arbre qui l’avait recueilli étaient rousses... Comme il avait les mains libres, il en prit une et constata qu’elle était sèche et friable comme une feuille morte. On était au printemps et l’arbre aurait dû porter de tendres feuilles vertes. Cela étant, il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à ce mystère car la branche qui le soutenait cassa et l’envoya rouler dans l’herbe, où il se retrouva assis, en face d’une chose pour le moins bizarre : des oiseaux, pareils à ceux qu’on entend habituellement piailler dans les branchages, s’enfuyaient sur l’herbe rase de la colline en sautillant ridiculement. Il les poursuivit à quatre pattes, en attrapa un tout tremblant et qui lui parut avoir des ailes bien développées. Il l’envoya en l’air... L’oiseau battit frénétiquement des ailes, ce qui ne l’empêcha pas de retomber dans l’herbe comme une pierre. Furieux d’avoir été pris et malmené, il se mit à piailler après notre ami. Enfin, ayant dit tout ce qu’il pensait, il pivota sur ses petites pattes et partit en sautillant. Jim le regarda s’éloigner, de plus en plus sceptique.                                                                

            Il y avait un village au pied de la colline, et il décida d’aller s’y renseigner sur tous ces mystères. En chemin, il croisa un corbeau qui marchait les ailes dans le dos, en balançant son buste comme un homme soucieux en train d’arpenter ses idées. Il quitta des yeux ce singulier personnage pour voir arriver à sa rencontre toute une troupe de villageois surexcités. Le meneur, un petit homme rond comme une barrique, parla le premier sans lui laisser le temps de la réplique.

            — Rien de cassé ? On a vu arriver l’avion mais il était trop tard pour vous prévenir. Quelle chute ! mon pauvre ami. Si l’on avait su... Mais comment savoir ? Il ne vient jamais personne dans nos contrées. À part, bien sûr, quand il vient quelqu’un. Je me présente : Monsieur le Maire, élu à la majorité pour ses compétences, mais aujourd’hui, tellement impuissant face à la situation. Pourtant...

            — Mais, enfin, que se passe-t-il ici ? coupa Jim.

            — Mais, monsieur, le plus grand des malheurs , et vous voudrez bien parler plus fort car l’air répond mal.

            — Hein ?

            — Oui, monsieur, nous n’avons plus de vent. L’air ambiant est devenu lâche et mou. Il se dérobe, s’alanguit, n’a plus de force.

    Il mima un long soupir.

            — Nous sommes désespérés.     

            Jim mit les mains sur ses hanches en considérant les gens qui entouraient le maire. Ils acquiesçaient tous de la tête avec des mines pitoyables.

            — Je m’appelle Jim, je suis un aventurier et je veux bien vous aider. Pour quelle raison le vent est-il tombé ?

            — En tant que Maire...

            — Allez au fait.

            — Nous n’en savons rien.

            — Quand est-ce arrivé ?

            — L’année dernière, au début de l’automne. Vous avez dû vous apercevoir que les feuilles mortes sont restées accrochées aux arbres.

            — Oui, je l’ai constaté, mais, finalement, à part cette fâcheuse impression d’automne,  quel autre désagrément cela a-t-il entraîné ?

            — Mais, Monsieur Jim, vous n’imaginez pas les conséquences que cela peut avoir ?

            — Les oiseaux ont l’air les plus embêtés.

            — Vous ne vous rendez pas compte. Levez la tête, regardez dans le ciel, que voyez-vous ?

            — Un gros nuage blanc magnifique.

            — Oui, oui... mais il cache le soleil... depuis six mois !

            — C’est fâcheux.

            — C’est catastrophique, vous voulez dire ! Les récoltes vont être compromises ! Et ce n’est pas tout. Le moulin à vent est inutilisable ; le linge met des mois à sécher ; les enfants n’arrivent plus à faire décoller leurs cerfs-volants ; aux anniversaires, les gens s’époumonent pour souffler les bougies... et j’en passe.

            — Il a dû se passer quelque chose, avez-vous des soupçons  ?

            — Oui, cela est arrivé après le passage du colporteur qui vient de la ville une fois par an. Nous le lyncherons à coup sûr s’il ose revenir, ce maudit !

            — Qu’a-t-il apporté de la ville ?

            — Une multitude d’objets que nous avons brûlé pour conjurer le mauvais sort ; mais rien à faire, la malédiction était dans ses mots. Le vent de par chez nous a du caractère, mais il est très influençable. Ce marchand raconteur de boniments lui aura fait tourner la tête. Maintenant, comment savoir ? Comment réparer ?

            — Je vais aller lui parler, dit Jim. Où est-il ce vent si sensible à la parole des hommes ?

            — Il s’est retiré au sommet de cette vieille tour que vous voyez là-bas. Mais n’y allez pas, il serait capable de vous basculer dans le vide.

            — Il l’a déjà fait et je m’en suis sorti. D’ailleurs, à ce propos, j’ai deux mots à lui dire.

            Et Jim partit d’un pas décidé vers la tour, ne pouvant pourtant s’empêcher d’entendre dans son dos des propos peu rassurants.

            — C’est un fou !

            — Il va à la mort !

            — Monsieur le Maire, accompagnez-le donc !

            — Euh... c’est son idée, après tout.

            — Lâche !

            — Qui a dit ça ? Qui ?

            — Regardez ! L’étranger est arrivé au pied de la tour.

            Au même moment, Jim disparut par une porte et, bientôt, on le vit apparaître au sommet de la tour crénelée où, visiblement, il n’y avait personne d’autre. Il y était arrivé par un escalier de bois en colimaçon qui n’attendait qu’une occasion pour s’écrouler. Avant d’émerger à l’air libre, il avait dû soulever une trappe en bois, si lourde qu’elle lui parût de plomb, comme si quelqu’un eut pesé dessus. Le vent était là qui fouettait les vêtements de Jim et tirait ses cheveux en arrière, les faisant ressembler à un oriflamme. L’air sifflait dans ses oreilles et l’assourdissait, et des larmes lui seraient venues aux yeux s’il n’avait eu des lunettes hermétiques.

            — Holà ! Vent !... Bourrasque ! Tempête ! Quel que soit ton nom qui change au gré de tes humeurs, ne mens pas : c’est par contrainte que tu t’obliges à rester dans cette retraite, toi le plus libre des éléments.

            Le vent resta sourd aux paroles de Jim et redoubla de fureur. Alors, notre intrépide ami essaya autre chose.

            — Je sens que tu souffres. Confie-moi ta peine. Je te donne ma parole, personne n’en saura rien. Nous nous connaissons bien tous les deux. Je suis l’aventurier, tu es le souffle de l’aventure. C’est toi, il y a bien longtemps, qui, m’apportant les effluves de mondes inconnus, fit de moi ce que je suis. Tu peux avoir confiance et je puis t’aider ...

            À ces mots, le vent, changeant d’idée, s’engouffra dans une vieille armure, qu’il anima de sa force et fit se redresser. Il parla alors avec toute la naïveté et la simplicité de son coeur d’une voix métallique et plaintive :

            — La fille du meunier, aux cheveux d’or, si légers, si fins, si longs et conciliants quand ils sont dénoués, d’elle je suis amoureux en secret et, quand je peux jouer avec ses cheveux et les caresser à ma guise, je suis heureux. Mais le colporteur a apporté avec les nouvelles de la ville celle qui fait mon malheur. La mode aurait, dit-on, changée et il ne convient plus aux filles d’avoir les cheveux libres mais, au contraire, tressés si savamment que cela forme comme une carapace pour mes doigts si légers. Alors, j’ai l’impression qu’elle ne m’aime plus, qu’elle se refuse.

            — Mais, sais-tu au moins si elle t’a jamais aimé ? lui demanda Jim, sans prendre garde à la cruauté de sa question.

            — Q’importe ce souci d’humain si je peux rêver qu’elle m’aime. L’amour n’est-il pas un rêve ?

            — J’avoue que... enfin, personnellement... C’est une question ? demanda Jim, embarrassé.

            — Non, c’est une vérité, dit le vent en penchant vers le sol le heaume qui lui servait de tête. Mais le rêve a besoin de ces petits signes librement interprétables qu’on appelle des illusions. Et là, vois-tu, mon ami, je ne me fais plus d’illusions. Le vent est tombé et il n’est pas prêt de se relever. C’est cela aussi l’amour.

            — Toi, pensa Jim, qui ne connaissait pas le renoncement, tu ne t’en sortiras pas avec des jeux de mots. Ma foi, dit-il tout haut, tout ceci est honorable mais on croirait la morale d’un conte fort triste, et je n’aime pas cela. Je vais arranger la chose. Mon vieux, ça ne peut pas continuer comme ça. Ça n’est pas raisonnable de précipiter au sol tout ce qui vole. Ne souffle pas ! c’est vrai ce que je dis, ou plutôt non, prépare toi à souffler... mais à bon escient. 

           

            Quand Jim rejoignit le petit groupe, qui bruissait de questions, il avisa une belle jeune fille blonde qu’il identifia aussitôt.

            — Que s’est-il passé ? dirent les uns.

            — Qu’a-t-il ? dirent les autres.

            — Est-il bête ce vent pour jouer ainsi les sensibles ? dit la jeune fille aux cheveux couleur des blés.

            — Non, mademoiselle, et vous saurez qu’un jour ou l’autre, on est tous sensible à quelque chose qui en vaut la peine. Pour l’instant, vous-même, vous n’êtes sensible qu’à la mode, si j’en crois le soin avec lequel vos cheveux imitent les entrelacs qui furent en vigueur il y a quelque temps...

            — Que dites-vous là ? La mode aurait-elle changé ? s’étonna la jeune fille.

            — Comment ! vous ne le saviez pas ? fit Jim avec un air de préciosité. Mais mademoiselle, la mode est au cheveux libres...

            — Mon Dieu ! s’exclama la jeune fille, en portant les mains au-dessus de sa tête.

            Elle retira quelques épingles habilement dissimulées et passa ses doigts fins dans ses cheveux. À peine les eut-elle dénoué, qu’une saute de vent joyeuse s’en saisit et amena le rire sur ses lèvres. Le soleil, doucement démasqué, apparut dans toute sa splendeur ; les oiseaux, portés par un air revivifié, se précipitèrent dans le ciel ; la joie revint dans la petite vallée et les villageois jetèrent leurs chapeaux très haut en criant des “hourras  !”.

            Jim en profita pour s’esquiver car les aventuriers n’aiment pas les adieux. Sur le chemin, tandis qu’une troupe d’oiseaux reconnaissants voletait autour de lui,  il se mit à réfléchir sur ce sentiment qu’on appelle l’amour, sur la noblesse du vent, et sur l’étrange pouvoir des jeunes filles.

 

FIN

Une porte pas comme les autres

Le conte que vous allez lire a été sélectionné en 2006 par les amis du livre de Fontenoy-la-Joute et figure dans l'ouvrage collectif Les nouveaux Andersen (La présidente du jury était la sympathique romancière Elise Fischer).

 

                        Une porte pas comme les autres

 

            Un jour, la voiture miniature de Yanis butte dans une porte qu’il n’a jamais remarquée. Il se retourne alors vers sa maman qui balaye le couloir et lui demande :

            — Maman, c’est quoi cette porte ?

            — Ah oui, tiens, il y a une porte, s’étonne sa maman.

            — Tu ne l’as jamais ouverte, cette porte, maman ?

            — L’ouvrir ? Pour quoi faire, voyons ?

            — Mais maman, pour voir ce qu’il y a derrière.

            — Mais c’est tout vu. Ce n’est pas la peine : nous avons la porte d’entrée, la porte de la cuisine et de la salle à manger, les portes des chambres, la porte de la salle de bain, la porte des toilettes et la porte du placard. Il ne nous manque aucune porte. Celle-ci n’est d’aucune utilité. Oublie-là, c’est tout.

            Toute la journée Yanis essaye de ne plus penser à la porte, mais il y pense de plus en plus au lieu de l’oublier. Il va voir sa maman qui prépare le dîner.

            — Maman, est-ce que la porte qui ne sert à rien est fermée à clef ?

            — Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé de l’ouvrir.

            — Et si elle n’était pas fermée à clef ? s’écrie Yanis, pensant communiquer son enthousiasme à sa maman.

            — Eh bien, ça ne changerait rien puisqu’on ne l’ouvrirait pas de toute façon, conclut la maman de Yanis.

            Décidément, cette porte n’intéresse pas sa maman. Il se dit que son papa pourra peut-être lui en dire plus et il l’attend avec impatience. Son papa rentre toujours tard le soir car il est pris par son travail. Quand il arrive enfin ce soir-là, il sort de sa mallette des papiers qu’il gribouille une partie de la soirée. Yanis lui demande en désignant la porte :

            — Papa, tu sais ce qu’il y a derrière cette porte ?

            — Non, et je préfère ne pas le savoir. J’ai beaucoup trop de travail pour m’amuser à ouvrir des portes.

            — Papa, est-ce que tu vas encore à l’école ? demande Yanis.

            — Bien sûr que non, voyons.

            — Alors, pourquoi est-ce que tu as des devoirs à faire à la maison ?

            Son père se gratte la tête, très embarrassé.

            — Euh... c’est comme ça. Je ne peux pas faire autrement.

            — Papa, tu devrais trouver un travail qui te laisse du temps pour t’amuser.

            — Tu as raison, je te promets d’y réfléchir, dit son papa avec un sourire grave.

            Yanis comprend qu’il se retrouve seul devant son problème de porte et qu’il va devoir agir seul.

            Le lendemain, tandis que sa maman est partie pendre du linge au fond du jardin et qu’il s’ennuie tout seul à la maison, il s’avance vers la porte et pose doucement sa petite main sur la clenche. Puis il commence à appuyer, et l’idée qu’il peut y avoir derrière un énorme lion lui traverse un instant l’esprit. Il tourne quand même la poignée et ouvre tout grand la porte. Et là, catastrophe ! Il se retrouve nez à nez avec un lion deux fois plus grand que lui. Le lion rugit et fait trembler toute la maison. Yanis a très peur, il dit : “Excusez-moi, mais je ne pensais pas me retrouver dans la savane” et referme la porte sans attendre la réponse du lion.

            Yanis se dit que c’est d’avoir pensé trop fort à un lion qui a attiré celui-ci. Il se dit qu’il aurait dû penser à un petit chaton. Mais maintenant, c’est trop tard... et avec ce lion derrière la porte, plus question d’ouvrir.

            Yanis a alors l’idée de coller son oreille contre la porte pour vérifier si le lion est toujours là. Il entend alors “miaou, miaou”. Tiens, le lion serait donc parti et, à la place, il y aurait... il ouvre la porte... oui ! c’est bien ce qu’il pensait, il y a un joli petit chat. Yanis le caresse, son pelage est aussi doux... que celui d’un lion !

            Yanis commence à comprendre comment cette porte fonctionne.

            Alors il se concentre très fort et imagine un petit être trop drôle, avec une tête montée sur pivot et deux visages. Un de chaque côté de la tête. Un visage sera rouge et spécialiste en bêtises de toutes sortes, et l’autre tout pâle et spécialiste en prudence. Pour le reste, un corps en accordéon et des ressorts en guise de jambes et de bras.

            Il ouvre de nouveau la porte et le personnage qu’il a imaginé fait son entrée...

            Les jambes et les bras partent de tous les côtés à la fois et la tête semble faire oui et non en même temps.

            — Bonjour Yanis, dit le premier visage, qui est rouge de malice. Je me présente : Monsieur Bêtise, euh... tu as des jouets qui cassent ? Tu connais chamboule-tout ? Tu... 

            Mais la tête tourne brusquement sur elle-même sans lui laisser le temps de terminer sa phrase.

            — Doucement, il ne faut pas l’effrayer, dit le deuxième visage, plus pâle qu’un tas de farine. Bonjour Yanis, je me présente : Monsieur Prudence, euh... tu sais qu’on peut se coincer les doigts en refermant une porte sans faire attention ?

            La tête pivote de nouveau et Monsieur Bêtise reprend la parole  :

            —   Bien sûr qu’il sait ça, c’est un grand garçon… Attends voir : tu as ton

permis de conduire ? une voiture ? tu connais la route du parc d’attraction le plus proche ? Allez, en route !

            Yanis n’a pas le temps de répondre que déjà la tête tourne, et c’est Monsieur Prudence qui répond à sa place :

            — Mais non voyons, il n’a pas encore le permis de conduire, et à son âge, on ne sort pas de la maison tout seul, surtout quand on a une porte magique chez soi.

            — Oh, toi, tu imagines toujours le pire, rétorque Monsieur Bêtise, si on t’écoutait, on ne ferait que regarder ses doigts de pieds.

            Cette remarque glacée fait boule de neige... et c’est l’avalanche :

            — Et toi alors, se défend Monsieur Prudence, tu ne vois que ton plaisir, sans penser aux conséquences.

            — Peut-être, mais moi au moins, je m’amuse.

            — Je m’amuserais bien aussi si je ne passais pas mon temps à te surveiller.

            Placés de chaque côté de la tête, les deux visages ne peuvent pas se voir mais chacun imagine assez bien la tête que l’autre doit avoir...

            — Craintif comme tu es, tu dois avoir des yeux ronds d’ahuri, renchérit Monsieur Bêtise.

            — Peut-être, admet Monsieur Prudence, mais toi, tu as certainement un sourire de diablotin.

            À cela, Monsieur Bêtise répond :

            — Tu mériterais que je te botte le derrière, mais c’est aussi le mien, alors non.

            — Tu mériterais un bon coup de bâton sur la tête, rétorque Monsieur Prudence, mais c’est aussi la mienne, alors non... mais c’est dommage.

            Durant cette dispute, le bizarre jouet vivant se dandine dans tous les sens, agité par tous ses ressorts et, par moment, sa tête à deux visages tourne comme une toupie et tous les mots se mélangent. La vie à deux dans un même corps n’est pas toujours simple.

            Yanis décide alors de prendre les choses en main :

            — Bon, puisque je vous ai imaginé, c’est moi qui commande, non ?

            — Eh bien, pour cette fois d’accord, dit Monsieur Bêtise en faisant la moue.

            — Bien sûr, dit Monsieur Prudence tout réjoui, c’est toi le grand maître de l’imaginaire, sans toi, on existerait même pas. Ordonne donc, petit maître...

            Monsieur Prudence fait alors une révérence en penchant sa tête vers le sol et, du coup, Monsieur Bêtise se retrouve à regarder le plafond. 

            — Tout d’abord, reprend Yanis, arrêtez de vous disputer, vous me faites penser à des adultes...

            — Tu as bien raison, dit Monsieur Prudence, nous nous sommes montrés ridicules. N’est-ce pas Bêtise ?

            — Oui, c’est vrai, je t’ai trouvé ridicule.

            — Tu entends ça, Yanis, il me taquine sans cesse parce qu’il sait que je suis plus savant que lui et ...

            — Tatata tatata et ratata, interrompt Monsieur Bêtise qui n’aime pas la vérité.

            — Vous êtes faits pour vous disputer ou quoi ? demande Yanis.

            — Euh, en fait, on est fait pour jouer, oui jouer. On ne fait rien de mal, tu comprends, dit Monsieur Prudence.

            — Il a raison, dit Monsieur Bêtise, on joue à tous les jeux, jusqu’à épuisement. Alors on dort et on rêve à des jeux encore plus fous.

            — C’est vrai, dit Monsieur Prudence, le jeu est notre raison d’être, et il ajoute comme une confidence : le jeu est la sagesse des enfants.

            Le visage de Monsieur Bêtise apparaît soudain :

            — Moi, personnellement, je m’ennuie avec les enfants sages... je suis un turbulant, je turbule, je turbule et tourneboule. Et parfois, je perds la boule...

            Et disant cela, la marionnette vivante se met à sauter et à rebondir sur ses jambes en ressort avec des “dzoing” et des “dzuing” d’horloge déglinguée...

            — Il veut dire... qu’il perd... facilement la tête, précise Monsieur Prudence entre deux bonds.

            Mais Yanis est devenu songeur :

            — Mon papa, lui, n’a jamais le temps de jouer avec moi.

            — Tu n’as qu’à lui faire ouvrir la Porte, dit Monsieur Bêtise qui s’est un peu calmé. 

            — Il ne voudra jamais, il n’a pas le temps, avec tout le travail qu’il a à faire.

            — Tu n’as qu’à cacher sa mallette et lui dire qu’elle est derrière la Porte, et il l’ouvrira, et oh, oh, la surprise.

            — Tu penses au lion ? demande Yanis, en écarquillant les yeux.

            — Tu sais, dit Monsieur Prudence, tous les gens n’imaginent pas les mêmes choses que toi, mais même s’il pense à une souris ce sera déjà un bon début.

            — Alors le jeu, ça vient, dit Bêtise, j’ai les ressorts qui s’impatientent, moi.

            — J’ai une idée, on va jouer aux petits soldats, dit Yanis en pointant son doigt sur la marionnette qui n’est pas plus grande que lui.

            Et il poursuit :

            — On va faire trois équipes. Chaque équipe installe des petits soldats dans un coin et on tire dessus avec mon fusil à fléchettes.

            — Oh, oh, bien imaginé ! s’écrie Monsieur Bêtise, il faut être un enfant pour inventer des choses pareilles.

            — On peut jouer à la guerre pour de rire, mais la vraie guerre ne fait rire personne, dit Monsieur Prudence, en levant son doigt qu’il partage avec Monsieur Bêtise.

            Mais sa belle phrase passe un peu inaperçue. Yanis a déjà sorti de dessous le canapé une boîte à chaussures remplie de petits soldats de toutes les couleurs et de toutes les époques, et il commence à les installer un peu partout dans la pièce, dans des positions stratégiques. Il y a même un petit dinosaure bleu-vert qui se demande ce qu’il fait là, mais il est réquisitionné comme les autres.

            — On dira que les soldats nous attaquent, lance Yanis.

            — On dira ce qu’on voudra, c’est diablement excitant, rétorque Monsieur Bêtise.

            — Je crois que je vais me laisser prendre au jeu, dit Monsieur Prudence.

            La partie commence. Monsieur Bêtise envoie sa première fléchette se coller sur le bocal du poisson rouge, ce qui le fait beaucoup rire. Yanis en fait autant, ce qui les fait tous les deux beaucoup rire. Alors, c’est au tour de Monsieur Prudence qui ferme un œil pour mieux voir et... toc ! un petit soldat tombe pour de rire.

            Aussitôt la tête pivote et Monsieur Bêtise est prêt à envoyer sa fléchette n’importe où. Le double ami de Yanis tire sans changer son fusil d’épaule. Il suffit que la tête tourne.

            Quand c’est son tour, Monsieur Prudence s’applique tellement pour viser qu’il fait mouche à tous les coups. Il finit très vite par gagner, mais pas assez vite pour empêcher Yanis et Monsieur Bêtise de faire tomber tous les bibelots et de rendre vert de peur le poisson rouge.

            Quand la pièce ressemble à la cale d’un bateau secoué par une tempête, le capitaine Yanis lève la main pour arrêter le combat et évaluer les dégâts. Aille ! aille ! aille ! et sa maman qui a fait le ménage toute la journée, la pauvre !

            Il ramasse un premier soldat sur le parquet, mais Monsieur Bêtise l’arrête en levant une main paresseuse :

            — Non, laisse tout comme ça, c’est pas amusant de ranger.

            Yanis réfléchit. Il a compris que si Monsieur Prudence n’est pas très amusant, il a toujours des bons conseils à donner. Alors, il s’adresse à lui :

            — Qu’est-ce que vous en pensez, Monsieur Prudence ?

            — Je crois qu’il vaut mieux tout ranger, ta maman sera de bonne humeur et on pourra jouer à chamboule-tout la prochaine fois.

            En pensant à “la prochaine fois”, Yanis range si vite tous ses soldats, remet si vite tout en place que la marionette n’a eu que le temps de faire trois petits bonds sur ses jambes de fil de fer.

            Maintenant, Yanis se sent un petit peu fatigué et il est temps pour lui de dire au revoir à ses nouveaux amis. La marionnette semble un peu triste.             

            — Merci à vous, mes amis, c’était super drôle.

            — Merci à toi, Yanis, dit Monsieur Prudence, tu as été é-pa-tant.

            — Et je dirais même mieux, rajoute Monsieur Bêtise, tu as été é-pous-tou-flant.

            — Alors, à demain les amis.

            — Pas de problème, à demain, disent en choeur les deux compères, et la marionnette repasse la porte en dandinant de tous ses ressorts comme si tout cela était très naturel. À peine Yanis a refermé la Porte magique sur son ami aux deux visages que la porte d’entrée s’ouvre. C’est sa maman qui revient du jardin.

            — Tiens, maman, je pensais justement à toi...

            — Moi aussi je pensais à toi et je me demandais si tu ne t’étais pas trop ennuyé.

            — Mais pas du tout. On s’est... euh... je me suis vraiment bien amusé.  

            — Tu sais, j’ai repensé à ta porte, dit sa maman avec un air songeur.

            — Quelle porte, maman ? demande Yanis en faisant semblant d’avoir oublié l’existence de la porte.

            — Tu sais bien, la porte qui ne sert à rien, tu m’en a parlé hier matin.

            — Ah oui, c’est vrai.

            — Je crois que ça pourrait être amusant, quand papa sera rentré, qu’on aille voir ce qu’il y a derrière. Qu’est-ce que tu en penses, mon bichou ?

            — Je crois que ça sera formidable, dit Yanis enchanté, vraiment for-mi-dable.

 

 FIN  

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